31.

Elle était dans la même position, un éclat de lumière faisant luire ses yeux immobiles.

Ce soir, vers 8 heures, on lui avait à nouveau fait passer tous les « grammes », comme il les appelait : électro-encéphalo, électrocardio et ainsi de suite. Son rythme cardiaque n’était pas plus élevé que lorsqu’on l’avait retrouvée inanimée. Son cerveau était aussi mort qu’il pouvait l’être tout en étant vivant. Son visage était légèrement plus coloré. Elle n’avait plus l’air aussi desséchée. On distinguait, surtout autour des yeux et sur ses mains, qui avaient repris leur aspect normal, les effets bénéfiques de la perfusion. Mona disait qu’elle ne ressemblait plus à Rowan. Mais c’était Rowan.

Pourvu que tu sois dans une magnifique vallée, que tu ignores ce qui se passe. Pourvu que nos pensées ne t’atteignent pas. Seulement nos mains réconfortantes.

Pour lui, on avait placé un énorme fauteuil rose à oreillettes dans un coin, entre le lit et la porte de la salle de bains. À sa droite, une commode, sur laquelle étaient posés ses cigarettes et un cendrier, mais aussi le lourd magnum 357 que Mona lui avait donné. Il avait appartenu à Gifford. Ryan l’avait rapporté de Destin deux jours plus tôt.

— Garde ça avec toi, Michael, avait dit Mona. Si ce salaud entre dans cette pièce, tu le descends.

— D’accord, avait-il répondu.

Justement, il voulait une arme. « Un outil simple », pour reprendre l’expression de Julien au cours de ses révélations. Un outil tout simple pour faire sauter la cervelle du monstre qui avait mis Rowan dans cet état.

Par instants, les moments passés avec Julien dans la mansarde lui paraissaient plus réels que le reste. Il avait commencé à en parler à Mona et à personne d’autre. Il tenait à en parler à Aaron, aussi, mais il ne trouvait pas une minute pour être seul avec lui. Aaron était si furieux du rôle suspect joué par le Talamasca qu’il passait son temps dehors à vérifier un tas de trucs. Mis à part le mariage rapidement expédié dans la sacristie de la cathédrale, que Michael avait été obligé de manquer.

— Des Mayfair du centre-ville qui se marient à la cathédrale ! avait dit Mona.

Elle dormait dans la chambre du devant, sur le lit qu’il avait partagé avec Rowan. Ce ne devait pas être évident de passer d’un jour à l’autre du statut de parente pauvre à celui de chef de famille.

Mais la famille n’avait pas le temps de désigner Mona dans les formes. Jamais elle n’avait connu un tel tumulte et un tel danger. Il y avait eu plus de changements ces six derniers mois que depuis le début de son histoire, y compris la révolution des années 1700 à Saint-Domingue. Elle voulait boucler cette histoire d’héritage avant qu’un cousin quelconque ne s’en mêle, avant qu’une lutte intestine ne débute entre les descendants. Mona était une enfant que tout le monde connaissait, aimait et pensait pouvoir contrôler.

Michael avait souri en entendant cette explication naïve de Pierce.

— La famille pense contrôler Mona ? avait-il murmuré.

Mais ils étaient dans le couloir, juste devant la porte de Rowan, et il n’avait pas envie d’en discuter pour l’instant. Il avait un œil posé sur Rowan, dont la poitrine se soulevait et s’abaissait avec régularité. Même un respirateur artificiel ne ferait pas aussi bien.

— Ce qui est important, avait ajouté Pierce, c’est que Mona est la personne qu’il faut. Tout le monde le sait, et pour diverses raisons. Malgré ses quelques idées invraisemblables, elle est très intelligente et saine mentalement.

Saine mentalement ? Expression très intéressante. Y avait-il beaucoup de gens déments dans cette famille ? Probablement.

— Ce que papa voudrait que tu saches, avait poursuivi Pierce, c’est que tu es ici chez toi, jusqu’à ta mort. C’est la maison de Rowan et si, par quelque miracle…

— Je sais…

— Alors tout reviendra à Rowan et l’héritière désignée sera Mona. Et si Rowan était actuellement capable de parler, elle aurait à décider tout de suite qui est l’héritière. Pendant toutes ces années où Deirdre est restée dans son fauteuil à bascule, nous savions que Rowan Mayfair de Californie était l’héritière. Mais c’était également l’époque de Carlotta. Impossible de la faire coopérer. Cette fois, nous allons tout régler sans attendre. J’imagine que ça doit te paraître bien étrange…

— Pas tant que ça. Je retourne dans la chambre. Ça me rend nerveux de la laisser.

— Tu devrais dormir un peu.

— Je dors. Dans le fauteuil. Je me sens très bien. Je dors mieux que lorsque je prenais tous ces médicaments. C’est un sommeil profond et naturel. Je dors en lui tenant la main.

Et j’essaie de ne pas me dire : Rowan, pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi m’as-tu chassé de la maison la veille de Noël ? Pourquoi ne m’as-tu pas fait confiance ? Et, Aaron, pourquoi n’avez-vous pas enfreint le règlement du Talamasca pour venir ici ? Mais je suis injuste. Aaron a lui-même expliqué la situation. Il avait reçu l’ordre de se tenir à l’écart. Il avait obéi mais s’était senti lâche, rongé par le remords.

— Je suis resté à Oak Haven, incapable de faire autre chose que de vous donner de bonnes excuses. J’aurais dû me fier à mon instinct. Toujours le même dilemme.

Aujourd’hui, la loyauté d’Aaron envers le Talamasca était remise en question. Heureusement qu’il aimait Béatrice et qu’elle l’aimait aussi. Que deviendrait un homme comme lui sans le Talamasca ? Le beau gitan aux yeux noir de jais et à la peau dorée avait la jeunesse, lui, au moins.

Il ferma les yeux. Il entendit l’infirmière s’occuper de la perfusion et les petits bip du contrôle électronique. Comme il détestait ces machines qu’il avait bien connues en service de cardiologie !

Et maintenant, c’était elle qui était à leur merci. Elle qui avait conduit tant de gens à travers la vallée de larmes de la médecine.

Quelles que soient les épreuves qu’elle ait subies, elle avait énormément souffert. Et il avait pris une décision. Lorsque l’on retrouverait cette créature, il la tuerait. Personne ne pourrait l’en empêcher. Nulle autorité légale ou religieuse, nulle pression de la part de la famille, nul principe moral ne l’en empêcherait. Il la tuerait. C’était le message de Julien. Il reste une chance.

Et dès qu’il pourrait quitter cette chambre sans inquiétude, dès que l’état de Rowan se serait stabilisé, il partirait lui-même à la recherche du monstre.

Il n’avait pas réussi à s’accoupler avec ses filles… les sorcières Mayfair. Il avait choisi celles qui possédaient les chromosomes supplémentaires mais les fécondations avaient échoué. Comment les avait-il choisies ? À l’odeur, peut-être, ou par quelque signe invisible pour les autres ? On avait retrouvé un tas d’anomalies chez Gifford, Alicia, Édith et les deux cousines de Houston.

Allait-il désormais choisir ses victimes au hasard ? Qui pouvait savoir ?

Michael était terrifié qu’on lui annonce une nouvelle série de décès. Une maladie inconnue apparaissant soudain en gros titre dans les journaux. Des femmes sur des tables d’autopsie à Dallas, Oklahoma City ou New York. Quelle horreur d’imaginer cette immense créature aux yeux bleus apportant la mort à chaque étreinte. Car, chaque fois, sa semence mortelle avait fait ovuler ces femmes instantanément, l’œuf avait été fécondé et l’embryon avait commencé à grandir.

Les analyses médicales l’avaient démontré. Et on savait par ailleurs que lui, Michael, avait le surplus de chromosomes mais qu’ils étaient inactifs. C’était également le cas de Mona, de Paige Mayfair, d’Evelyne l’Ancienne, de Gerald et de Ryan lui-même.

La famille avait bien pris les choses en main. Restait à savoir si Clancy et Pierce devaient se marier, ayant tous les deux les chromosomes supplémentaires.

Et que faire avec Mona ? Oserait-il la toucher de nouveau ? Ils avaient tous les deux les anomalies. Était-ce un hasard ? Quelle part de la naissance de Lasher tenait de l’aspect chromosomique et quelle part de sa volonté de devenir humain ? De quel droit Michael avait-il touché Mona ? Mais c’était le passé. Depuis l’instant où il avait vu Rowan sur la civière. Un passé révolu. Il avait suffisamment profité de la vie. Il pouvait rester assis sur ce siège pour toujours. Juste pour être avec elle.

De toute façon, les médecins disaient qu’on pouvait ne pas tenir compte de l’analyse génétique. Au moins pour Clancy et Pierce, qui pouvaient s’en remettre à la « nature », selon eux. Les sœurs de Pierce n’avaient pas la double hélice de longueur anormale. Elles avaient les gènes supplémentaires, mais ce n’était pas pareil. Ryan et Gifford, qui avaient tous les deux les gènes supplémentaires, n’avaient pas engendré de monstre. Michael avait eu des maîtresses. Et si, contre son gré, sa petite amie n’avait pas décidé de se faire avorter, des années plus tôt, il aurait pu avoir un enfant normal.

L’analyse médico-légale de l’empreinte génétique de Deirdre avait révélé qu’elle n’avait pas le surplus de chromosomes et, pourtant, elle avait mis au monde une fille qui le possédait. Ceux qui le transmettaient étaient-ils condamnés au pire ?

— Cette créature a pris forme humaine à Noël. Rowan et moi ne l’avons pas créée. Nous avons simplement créé un fœtus que la créature a ôté des mains de Dieu. Le fœtus grandissait normalement dans le ventre de Rowan, jusqu’à ce que la créature entre dedans.

Des mains de Dieu ! Quelle drôle d’idée d’avoir employé le mot Dieu. En fait, plus il restait dans cette maison, à La Nouvelle-Orléans – et il y resterait probablement jusqu’à la fin de ses jours –, plus le concept de Dieu lui paraissait normal.

Quoi qu’il en soit, on venait seulement de découvrir les données génétiques et un groupe de médecins engagés par la famille travaillait dessus jour et nuit.

Rien ne pouvait leur arriver. Ryan et Lauren étaient les seuls à savoir où ils se trouvaient, leurs noms et celui du laboratoire. On ne dirait rien au Talamasca, cette fois. Ce Talamasca dont Aaron se méfiait maintenant et qu’il soupçonnait du pire.

— Aaron, tranquillisez-vous, l’avait rassuré Michael dans l’après-midi. Lasher pouvait parfaitement tuer ces érudits. Il pouvait tuer toute personne possédant des preuves. Et il ne l’a pas fait.

— C’est un individu, Michael. Il ne peut être dans deux endroits en même temps. Croyez-moi, je ne suis pas homme à porter des jugements hâtifs, surtout sur une organisation à laquelle j’ai consacré toute ma vie.

Michael n’avait pas insisté mais l’idée ne lui plaisait vraiment pas. Et puis, il avait quelque chose à dire à Aaron mais il n’arrivait jamais à être seul avec lui. Quand Aaron était passé, ce matin, il était avec ce jeune gitan, Yuri, l’infatigable Ryan et son clone, Pierce.

Il consulta sa montre. 10 h 30. C’était la nuit de noces d’Aaron. Il se demanda à quelle heure il pourrait décemment appeler. Évidemment, Aaron et Béatrice n’auraient pas de lune de miel. C’était impossible. Mais ils étaient maintenant mariés, vivaient officiellement sous le même toit et toute la famille était heureuse. Tous les cousins qui lui avaient rendu visite dans la journée ne l’avaient pas caché.

Il avait un message pour Aaron. Il ne fallait pas oublier, il lui fallait tout se rappeler et se tenir prêt. Sa fatigue ne l’empêcherait pas de le faire. Pas cette fois.

Il se tourna et ouvrit calmement le tiroir du haut de la commode. La grosse arme était de toute beauté. Il aurait aimé l’emporter dans un stand de tir et l’essayer. C’était drôle ! Mona avait dit qu’elle adorait faire ça. Elle allait s’entraîner avec Gifford dans un endroit bizarre, à Gretna, où l’on se couvrait les oreilles et les yeux pour tirer sur des cibles en papier.

L’arme, oui. Et puis, il y avait le bloc-notes qu’il avait mis là plusieurs semaines auparavant. Avec un feutre noir à pointe fine. Parfait.

Il prit le bloc et le feutre et referma le tiroir.

 

Cher Aaron,

Quelqu’un se chargera de vous porter ce message car je n’aurai pas l’occasion de vous le transmettre moi-même pendant quelque temps. Je continue de penser que vous faites erreur à propos du Talamasca. Il ne peut avoir fait cela. C’est purement impossible. Toutefois, j’ai des éléments corroborant votre opinion et vous devez les connaître.

Voici le poème que Julien m’a récité. C’est Évelyne l’Ancienne qui le lui a appris il y a plus de soixante-dix ans. Je ne peux pas lui demander si elle s’en souvient car on m’a dit qu’elle n’avait plus toute sa tête. Peut-être pourriez-vous lui demander. Voici ce qui est gravé dans mon esprit :

 

Viendra alors quelqu’un de trop mauvais

et viendra quelqu’un de trop bon.

De ces deux-là une sorcière naîtra

Et toute grande la porte s’ouvrira.

 

Dans la souffrance ils trébucheront

Le sang et la peur ils connaîtront.

Maudit soit cet Éden de Printemps

Il n’apportera que des tourments.

 

Gare aux observateurs l’heure venue.

Chasse les docteurs hors de ta vue.

Les érudits le mal nourriront

Et les savants l’admireront.

 

Laisse le diable se raconter et

La puissance de l’ange susciter.

Les morts en témoins reviendront

L’alchimiste en fuite mettront.

 

Sacrifie la chair non mortelle

Use d’armes simples et cruelles

Car mourant proches de la vérité

Vers la lumière vont les armes torturées.

 

Les bébés non humains détruis

Envers les purs sois sans merci

Ou Éden n’aura pas de Printemps

Ou notre genre aura fait son temps.

 

Il se relut. Quelle horrible écriture ! Tu te laisses complètement aller, mon vieux. Mais c’était lisible. Il entoura les mots « érudits », « savants » et « alchimistes ».

Puis il écrivit : « Julien avait également des soupçons. Incident dans une église de Londres. Pas dans vos dossiers. »

Il plia le papier et l’enfouit dans sa poche. Il le confierait à Pierce ou Gerald, à l’exclusion de tout autre. L’un des deux serait là avant minuit. Ou peut-être à Hamilton qui était parti faire un somme. Hamilton était un type bien.

Il glissa le stylo dans sa poche et tendit la main gauche pour prendre les doigts de Rowan. Elle eut un sursaut. Il se leva d’un bond, saisi.

— Ce n’est qu’un réflexe, monsieur Curry, dit l’infirmière. Cela se produit de temps à autre. Si elle était reliée à une machine, l’aiguille s’emballerait mais cela ne signifie rien.

Il se rassit, s’agrippa fermement à la main de Rowan, refusant d’admettre qu’elle était aussi froide et inanimée qu’auparavant. Il observa son profil. Son visage avait l’air d’avoir légèrement glissé sur la gauche, mais c’était peut-être une illusion. Ou on lui avait bougé la tête, ou il se faisait des idées.

C’est alors qu’il sentit les doigts de Rowan se crisper à nouveau.

— Ça recommence, dit-il en se levant. Allumez cette lampe.

— Ce n’est rien, vous vous torturez pour rien.

L’infirmière s’approcha doucement du lit et posa ses doigts sur le poignet droit de Rowan. Elle sortit une petite torche de sa poche, se pencha sur la jeune femme et dirigea le faisceau vers l’un de ses yeux.

Elle recula en hochant négativement la tête.

Michael se rassit.

D’accord, ma chérie. Je vais l’attraper. Je vais le tuer. Le détruire. Je vais rapidement écourter sa vie. Je le ferai. Cette fois, rien ne m’en empêchera. Rien.

Il embrassa sa paume ouverte. Aucun mouvement dans les doigts. Il l’embrassa à nouveau puis referma sa main et la posa contre son flanc.

Quelle horreur si, en fait, elle n’avait pas envie qu’il la touche, n’aimait pas la lumière ou les bougies, ne voulait personne auprès d’elle, mais qu’elle était incapable de le dire.

— Je t’aime, ma chérie, murmura-t-il. Je t’aime. Je t’aime.

L’horloge sonna onze coups. Comme c’était bizarre ! Les heures s’égrenaient si vite. Le souffle de Rowan avait un rythme constant.

Il étendit les jambes et ferma les yeux.

 

Il était minuit passé lorsqu’il les rouvrit. Il consulta sa montre puis observa attentivement Rowan. Était-elle exactement pareille ? Comme d’habitude, l’infirmière écrivait, assise à la petite table d’acajou. Hamilton était assis sur une chaise dans l’angle opposé et lisait à la lueur d’une petite lumière.

Les yeux, peut-être… Mais l’infirmière allait le rembarrer. Et, pourtant…

Un homme montait la garde dans la galerie extérieure. Il tournait le dos à la fenêtre, qu’il avait fermée.

Une autre silhouette était debout dans la pièce. C’était Yuri, le gitan aux yeux obliques et aux cheveux noirs. Il sourit à Michael qui, l’espace d’une seconde, se sentit mal à l’aise. Mais le visage de Yuri était bienveillant. Comme celui d’Aaron.

Il se leva et fit signe à Michael de sortir avec lui dans le couloir.

— Je viens de la part d’Aaron, dit-il. Il vous fait dire qu’il est marié et heureux. Il vous demande de ne pas oublier ce qu’il vous a dit. Il ne faut laisser aucun membre du Talamasca pénétrer ici. Aucun. Et il faut passer le message à tout le monde. Entrer ici a été pour moi un jeu d’enfant. Prévenez tout le monde. Je serais d’avis que vous le fassiez dès maintenant.

— Oui, oui. J’y vais.

Il se tourna et fit un signe à l’infirmière. Elle comprit. Vérifier les signes vitaux de Rowan.

— Je dois sortir trois minutes, lui annonça-t-il. Mais je n’irai pas tant que vous n’aurez pas pris son pouls.

L’infirmière s’exécuta rapidement et lui montra d’un geste qu’il n’y avait aucun changement.

— Vous êtes certaine ?

— Absolument, monsieur Curry, soupira-t-elle froidement.

Ils descendirent l’escalier, Michael devant. Il avait le vertige. Je devrais manger, pensa-t-il. Puis il se rappela que quelqu’un lui avait apporté un grand plateau pour le dîner. Non, je n’ai pas besoin de manger.

Il sortit sur le perron et appela les gardes en faction. En un instant, il fut entouré de cinq vigiles en uniforme. Yuri leur expliqua la situation. Aucun membre du Talamasca. Seulement lui et Aaron Lightner. Il leur montra son passeport.

— Vous connaissez Aaron, leur dit-il.

Ils acquiescèrent. Ils comprenaient.

— Eh bien, nous ne laisserons entrer personne que nous ne connaissons pas, dit l’un d’eux. Et nous avons la liste des noms des infirmières.

Michael accompagna Yuri jusqu’au portail. La fraîcheur de l’air était agréable. Il sortait de sa torpeur.

— Je suis passé devant eux sans problème en les baratinant, dit Yuri. Je ne veux pas leur faire des ennuis mais soyez ferme avec eux. Rappelez-leur. Je n’ai même pas eu à donner mon nom.

— J’ai compris, dit Michael.

Il se retourna et leva les yeux vers la fenêtre de la chambre de maître. La première nuit où il l’avait regardée, des bougies scintillaient derrière les volets clos. Il regarda la porte-fenêtre du dessous, celle de la bibliothèque, par laquelle la créature avait failli entrer.

— J’espère que tu n’es pas loin. J’espère que tu vas venir, prononça-t-il entre ses dents à l’intention de Lasher.

— Vous avez l’arme que Mona vous a donnée ? interrogea Yuri.

— En haut. Comment êtes-vous au courant ?

— Elle m’a raconté. Mettez-la dans votre poche et ne la quittez jamais. Pour les raisons que vous savez, mais pour d’autres, également.

Tout en parlant, il fit un geste vers une silhouette tapie dans l’ombre, de l’autre côté de Chestnut Street, contre un mur de pierre.

— C’est un membre du Talamasca, expliqua-t-il.

— Yuri, Aaron et vous êtes persuadés que ces gens sont dangereux. Moi je dirais plutôt qu’ils sont sournois et pas très coopératifs, mais dangereux ? Vous êtes en colère parce que quelque chose s’est produit. Mais je les pense incapables d’ôter une vie. Yuri, j’ai fait ma propre enquête sur votre ordre. Et Ryan Mayfair aussi, avant mon mariage avec Rowan. Le Talamasca n’est constitué que de bibliophiles, de linguistes, de médiévalistes et de clercs.

— Jolie description. Elle est de vous ?

— Je ne sais pas. Je crois. Il me semble avoir dit ça à Aaron un jour que j’étais de mauvaise humeur. Mais j’étais sérieux. C’est Lasher qu’il faut craindre. C’est lui qu’il faut attraper…

Il plongea sa main dans sa poche.

— Ah, au fait ! J’ai failli oublier, reprit-il. Soyez gentil de remettre ce papier à Aaron. Vous pouvez le lire, si vous voulez. C’est un poème. Il n’est pas de moi. Veillez à ce qu’il l’ait. Pas ce soir, demain. Ou dès que vous le verrez. Il contredit ma version des faits mais peu importe. Je veux qu’Aaron en prenne connaissance. Il y comprendra peut-être quelque chose. Qui sait ?

— Entendu. Je dois le voir dans une heure. Je retourne là-bas. Mais, surtout, gardez toujours l’arme à portée de la main. Vous voyez cet homme ? Il s’appelle Clément Norgan. Ne lui parlez pas et ne le laissez pas entrer.

— Vous voulez dire que je ne dois même pas lui demander ce qu’il fait là ?

— Exactement. Ne le laissez pas vous embringuer dans une conversation et gardez un œil sur lui.

— Tout cela fait si catholique, si Talamasca, dit Michael. N’engagez pas la conversation avec le diable.

Yuri haussa les épaules en souriant. Il tourna son regard vers le coin obscur où se tenait la silhouette de Clément Norgan. Michael distinguait à peine une ombre. À une époque, il l’aurait certainement vue clairement mais, aujourd’hui, sa vue était beaucoup moins bonne. Il savait seulement qu’il y avait un homme. Il lui vint à l’esprit que Lasher était peut-être lui aussi caché quelque part, dans l’ombre, à observer et attendre.

Mais dans quel but ?

— Qu’allez-vous faire maintenant, Yuri ? Aaron m’a dit que vous aviez tous les deux été expulsés.

— Je n’en sais rien.

Son sourire s’élargit.

— En fait, je me sens libre. Je peux faire… des choses complètement nouvelles pour moi. Je n’y avais jamais pensé avant.

Son visage s’assombrit.

— Mais j’ai un destin, ajouta-t-il doucement.

— C’est-à-dire ?

— Je dois découvrir ce qui s’est produit au Talamasca. Découvrir qui a pris quelle décision et quand. Je sais que ça fait très espionnage, agent secret et tout ça. Ce soir, je me suis servi de l’ordinateur de Mona Mayfair, chez elle. J’ai essayé d’entrer dans les archives de la maison mère. Mais tous les codes d’accès étaient bloqués. Vous vous rendez compte ? Ils ont changé absolument tous les codes, juste pour me contrer. C’est peut-être une procédure normale mais, en tout cas, on ne l’a jamais fait pendant que j’étais des leurs. C’est complètement dingue.

Michael hocha la tête. Pour lui, l’avenir était d’une simplicité biblique : il allait tuer la créature. Mais à quoi bon s’en expliquer ?

— Dites à Aaron que je suis désolé de ne pas avoir assisté à son mariage. J’aurais aimé pouvoir.

— Il le sait. Soyez prudent. Observez et écoutez. Vous avez deux ennemis, vous vous rappelez ?

Sur ce, Yuri s’en alla. En quelques grandes enjambées, il avait traversé Chestnut Street puis s’était engagé dans First Street en jetant un simple regard oblique vers Norgan.

Michael remonta les marches du perron et avertit le garde placé à côté de la porte.

— Vous voyez cet homme, là-bas ? Ne le quittez pas des yeux.

— Oh, il n’y a aucun problème avec lui. C’est un détective privé engagé par la famille.

— Vous êtes sûr ?

— Absolument, il nous a montré ses papiers.

— Je crois que vous faites erreur. Yuri le connaît. Ce n’est pas un détective privé. Est-ce un membre de la famille qui vous a dit ça ?

Le garde était troublé.

— Non, il m’a juste montré ses papiers. Vous avez raison. Je ne dois me fier qu’à ce que disent Ryan ou Pierce Mayfair.

— Ne l’oubliez jamais.

Michael s’apprêtait à dire : Appelez-le. Il mourait d’envie de redescendre les marches et d’aller le voir. Puis il se rappela l’étrange consigne de Yuri : « Ne vous laissez pas embringuer dans une conversation. »

— Vous connaissez les hommes de la prochaine équipe ? demanda-t-il au garde. Leurs noms, leurs visages ?

— Oui, tous. Je sais même qui prend la relève à 3 heures demain après-midi et à minuit la nuit prochaine. J’ai tous leurs noms. J’aurais dû interroger ce type. Si vous voulez, je l’oblige à décamper. Il a prétendu qu’il travaillait pour la famille.

— Non, surveillez-le seulement. Peut-être que Ryan l’a engagé et a oublié de nous prévenir. Je vous demande de le surveiller, lui et toute autre personne de son genre. Et ne laissez personne entrer sans m’en parler avant.

— Oui, monsieur.

Michael rentra à l’intérieur et ferma la grosse porte derrière lui. Il s’appuya contre elle et regarda le hall d’entrée, l’encadrement de porte en forme de trou de serrure qui menait à la salle à manger et les fresques murales de l’autre côté.

— Que va-t-il se passer, Julien ? Comment tout cela va-t-il se terminer ?

La famille avait prévu une réunion pour le lendemain dans la salle à manger. Que faire si l’homme ne refaisait pas surface ? Quelles étaient leurs obligations à l’égard des tiers ? Quelles mesures prendre ? Tel était l’ordre du jour.

— Nous nous occuperons des détails, avait annoncé Ryan. Nous allons voir ce que nous pouvons faire en tant que juristes. Cet homme a enlevé Rowan et abusé d’elle. Nous n’en dirons pas plus aux forces de l’ordre.

Michael avait souri. Il avait commencé à gravir la longue volée de marches. Ne les compte pas, n’y pense pas. Ne pense pas non plus à ce pincement dans ta poitrine ni à cette impression de flottement dans ta tête.

Cela n’allait pas être chose facile que de travailler avec les « forces de l’ordre » en gardant secrètes toutes les informations. Eh bien ! les journaux allaient être gâtés. La meilleure façon serait de parler de l’homme comme d’un « sataniste », un adepte de quelque « culte » violent et dangereux.

Il repensa à cet esprit lumineux, cet « homme » qu’il avait aperçu une fois derrière la crèche de Noël et une fois dans le jardin. Il revit son aspect rayonnant.

Quel effet cela fait-il, Lasher, d’être perdu dans une enveloppe de chair et d’avoir le monde entier à ses trousses ? D’être une aiguille dans une meule de foin au lieu d’un fantôme tout-puissant ? Aujourd’hui, on a les moyens de retrouver une aiguille dans une meule de foin, tu sais. Tu me fais penser à l’émeraude de la famille, perdue dans une boîte à bijoux. Moi, je n’aurai pas de mal à te voir, te sauter dessus, te prendre au piège et te garder, même si personne n’y est parvenu du temps où tu étais le démon de Julien.

Il s’arrêta à la porte de la chambre. Tout était comme il l’avait laissé. Hamilton lisait, l’infirmière écrivait. Les bougies dégageaient une bonne odeur de cire onéreuse. L’ombre de la Vierge Marie dansait derrière elles et jetait sur le visage de Rowan un semblant de vie.

Michael allait reprendre sa place habituelle lorsque quelque chose bougea à l’extrémité du couloir. Ce doit être l’autre infirmière, songea-t-il. Il n’aimait pas ça. Il alla voir sur place.

L’espace d’un instant, il ne comprit pas ce qu’il voyait. Une grande femme aux cheveux gris et en chemise de nuit de flanelle. Joues creuses, yeux brillants, front haut. Ses cheveux tombaient sur ses épaules et ses pieds étaient nus. Le pincement dans la poitrine de Michael se transforma en douleur.

— C’est Cecilia, dit la femme d’une voix apaisante. Je sais. Certains Mayfair ressemblent plus à des fantômes qu’à des êtres humains. Je viens de dormir huit heures. Je peux aller m’asseoir à côté d’elle, si vous voulez. Vous devriez dormir un peu.

Il secoua la tête. Il se sentait si bête. Pourvu qu’il ne l’ait pas vexée !

Il retourna prendre son poste d’observation. Rowan, ma Rowan.

— Vous avez vu cette tache sur sa chemise de nuit ? demanda-t-il à l’infirmière.

— Oh, ce doit être un peu d’eau, répondit-elle en l’essuyant avec un linge sec. J’ai humecté son visage et ses lèvres. Voulez-vous que je la masse et que je remue un peu ses bras pour qu’ils ne s’ankylosent pas ?

— Oui, s’il vous plaît. Faites tout ce qu’il faut. Même si cela vous ennuie. Si elle montre le moindre…

— Bien sûr.

Il s’assit, ferma les yeux et laissa son esprit errer. Julien lui disait quelque chose mais il se rappelait le long récit et l’image de Marie-Claudette avec ses six doigts. Six doigts à la main gauche. Rowan avait des mains magnifiques et parfaites. Des mains de chirurgien.

Et si elle avait fait ce que Carlotta Mayfair voulait ? Ce que sa mère voulait ? Et si elle n’était jamais retournée chez elle ?

Il s’éveilla en sursaut. L’infirmière soulevait doucement la jambe droite de Rowan et passait une lotion sur sa peau si fine.

— C’est pour éviter les escarres, expliqua l’infirmière. Il faut le faire régulièrement. Vous serez gentil de le rappeler aux autres. Mais je vais l’écrire sur la feuille de renseignements.

— Je m’en souviendrai.

— Elle a dû être très belle.

— Elle est très belle, dit Michael, sans colère ni ressentiment.

C’était juste pour remettre les choses à leur place.

 

L'heure des Sorcières
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